Appliquée à l’urbanisme, l’approche multiplexe invite à aborder les mutations de la ville ainsi que les dynamiques multidimensionnelles fédérant des acteurs engagés dans la réflexion, la négociation et la mise en œuvre de projets, ainsi que dans l’appropriation de processus de démocratie locale et de solidarité commutative.

La création du MAP — pour Multiplex Approach — en 2019 résulte de la volonté de relier trois pratiques tenues jusqu’ici distinctes : d’abord, plus de trente années d’engagement dans les Balkans, comprenant le développement de projets ancrés dans le contexte local, l’action dans différents réseaux actifs au plan européen et une expérience soutenue des relations internationales ; ensuite, de multiples voyages d’étude réalisés dans ce cadre ainsi que dans celui de mon engagement professionnel au sein du Département de l’instruction publique (DIP) du Canton de Genève ; enfin, un cours de philosophie centré notamment sur la philosophie de la ville et l’urbanisme (2013-2022).

Le dénominateur commun : une intense activité éditoriale (livres, ouvrages collectifs, essais et articles de presse), un périple me ramenant régulièrement dans les mêmes villes (de New York à Ankara, de Bruxelles à Trieste, et de Belfast à Sarajevo) et, surtout, une approche pragmatique et transversale fonction de rencontres et collaborations sur le terrain avec des acteurs et personnalités provenant d’horizons multiples — architectes, entrepreneurs, philosophes, anthropologues, psychiatres, psychanalystes, journalistes, diplomates, politiciens, travailleurs sociaux, syndicalistes, écrivains et artistes. La mutualisation de ces expériences m’amène à la création du réseau nomade MAP qui entend fédérer des énergies et personnes aux expériences multiples autour d’un projet, chaque fois limité dans le temps, centré sur la découverte et l’exploration d’une thématique ainsi que d’un espace urbain spécifique.

Projet phare pour 2024-2025

Notre propos est de saisir sur le vif la triestinité, ses métamorphoses et son actualité au-delà des clichés de la Trieste patriotique et de la Trieste « ville frontière(s) cosmopolite » qui ne font que caricaturer son originalité. L’exploration du champ littéraire s’impose comme seul territoire à même de donner consistance à la complexité triestine – à la fois « singulière plurielle », libre et ouverte sur l’avenir. On doit à Angelo Ara et Claudio Magris l’heureuse formulation : « la triestinité existe dans la littérature, sa seule vraie patrie, autrement il est impossible de la situer avec précision. Trieste, plus peut-être que d’autres villes, est littérature, sa littérature. » (Angelo Ara et Claudio Magris, Trieste, une identité de frontière, Paris, Seuil, 1991).

Notre démarche commence par un retour à la littérature triestine la plus significative, notamment Italo Svevo, Umberto Saba, Scipio Slataper, Giani Stuparich, Boris Pahor, Roberto Balzen, Paolo Rumiz et Claudio Magris. Quand bien même Trieste serait « un collage où le temps ne guérit pas les blessures » (Claudio Magris), il n’en demeure pas moins que l’espace littéraire indique la latence du possible, une ouverture non encore performée. Après avoir ainsi esquissé ce que la ville doit à la littérature, d’autres regards seront convoqués dans un deuxième temps pour prendre la mesure du droit à une ville écologique, autochtone et pluriverselles.

« Try say, try see Sarajevo » (2023)
 

Le projet propose d’explorer les lectures et pratiques différentes  de l’espace urbain Sarajevo. Il s’agit notamment d’articuler d’un côté les figurations classiques de l’espace urbain (image, plan et texte) et, de l’autre, différentes analyses politiques, anthropologiques, philosophiques, littéraires, esthétiques, architecturales et urbanistiques la ville.

À partir d’une lecture critique de l’ouvrage collectif Sarajevo Singular Plural (Baden-Baden, Nomos, 2023), il s’agit de suivre de nouvelles pistes  et axes méthodologiques d’une réflexion développant les relations entre art, architecture et philosophie dans la perspective d’une approche performative de la ville.

Plus particulièrement, il importe d’explorer les  représentations notamment non-figuratives de la ville afin d’explorer de nouveaux modes de représentation, notamment celle de la partition ouverte que suggère Christopher Dell.

Une série de rencontres-débats ont été organisés à Sarajevo (mars, mai et juillet), Zurich (juin) et Vienne (juillet). 

« Try say, try see Belfast » (2023)
 
« Essayer voir, essayer dire », le mot du poète irlandais Samuel Beckett, prend une résonnance toute particulière au Nord de l’Irlande au regard du célèbre mot d’ordre de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) des années 1970 : « Whatever You Say, Say Nothing » [ Quoi que vous disiez, ne dites rien ]. Seamus Heaney, lui aussi irlandais et prix Noble de littérature, immortalisa le slogan dans un poème éponyme publié dans le recueil-manifeste North (1975).
 
C’est aussi le titre choisi par Gilles Peress pour sa monumentale « fiction documentaire » assemblant une décennie de photographies à travers 22 « jours » fictifs pour articuler le « temps hélicoïdal » d’un conflit qui semblait ne jamais devoir se terminer – où chaque jour se répétait, semblable aux autres : jours de violence, de marche, d’émeutes, de chômage, de deuil, et aussi de « craic » où l’on essaie d’oublier sa condition. Recueil de 1960 pages sans texte. Rien dire pour « essayer voir ».
 
Dans un contexte géopolitique bouleversé, 25 ans après l’Accord du Vendredi saint, il importe de quitter les rives d’un no man’s land, espace plus incertain que partagé, de jeter aux orties les ambiguïtés et compromissions du « ne rien dire », et prendre le risque de l’« essayer dire » au sens que Beckett donna à cette expression. Essayer dire un pays et une ville partagés et non plus divisés.

Sarajevo, 8 mai 2023

Belfast, 23 octobre 2023